Parfois, je te pose des questions que tu ne comprends pas très bien, par exemple quand je t'interroge, à propos d'un jeu vidéo, sur ta vision. Je voulais ton regard, tu te dégages en disant : Voilà ce que je vois ! Et tu peux me décrire avec une grande minutie, les personnages, les objets, les décors et les évènements qui apparaissent dans le spectacle. Mais là, même si c'est intéressant, tu restes encore à la surface de l'analyse de ton expérience perceptive. Tu me décris le spectacle comme si tu le recevais de l'extérieur sans qu'aucune partie de toi ait été mobilisée pour y parvenir. Ce que tu oublies là, c'est le travail que tu as du faire pour inscrire ton regard dans le cadre perceptif offert. Et d'abord où étais-tu pour voir ? Et qu'as-tu du apprendre à faire pour voir ce que tu vois ?
Dans le monde ordinaire, les phénoménologues nous ont appris cela, regarder est loin d'être l'attitude passive
qui consisterait à se faire bombarder de rayon lumineux. Regarder est
un acte qui engage mon être, qui implique mon corps. Ma tête s'oriente
dans une direction, un champ de vision s'établit, qui cadre une partie
du monde et m'en cache une autre. Je tourne autour de l'objet pour le
voir de l'autre côté, je marche pour m'en rapprocher et je transforme
mon champ de vision en me déplaçant. Regarder est en même temps un acte
de connaissance, qui met en jeu mon intelligence des affordances du
monde et la mémoire que j'en ai.
C'est avec cette même attention
phénoménale qu'il te faut examiner ce que c'est que regarder dans le
monde artificiel d'un jeu vidéo. Il faut pour cela repérer les pré-construits qui organisent ta vision dans le jeu.
Démonter les moteurs de ta vigilance. Rendre à ton oeil ses fonctions
profondes, sa capacité à créer de l'espace, à découper le temps, à créer
du rythme et de la continuité.
Tu pourras alors saisir les particularités du regard que le jeu vidéo te fait momentanément adopter.
Bien sûr, en jouant, tu restes encore un être humain comme tous les jours, tu as les mêmes yeux, les mêmes bras, les mêmes jambes que d'habitude. Et pourtant, ton regard est appareillé différemment. Les cadres corporels qui
structurent ta vision ne sont pas agencés de la même manière. Ton
être-au-monde s'est déplacé, tu ne connectes plus de la même manière
le voir et le toucher, le regard et la mobilité. Tu penses et tu vies
le spectacle du monde au travers du corps pré-cadré que le game
design t'offre d'endosser.
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