mercredi 18 octobre 2006

le cas du paralysé qui court et qui vole

Oui, c'est bien en partant de l'expérience du joueur que nous cherchons à comprendre cet objet ludique qu'est le le jeu vidéo. Mais de quel expérience parlons-nous ? Est-ce le vécu que l’on approche au travers  des verbalisations du joueur qui nous raconte son jeu ? Ici, c'est une forme plus profonde, plus abstraite de vécu  qui nous intéresse, celle qui suppose le travail de la conscience pour discerner la perception que nous avons du monde et la perception que nous avons de nous-même dans le monde.  Ce vécu-là, qui est en premier lieu un vécu perceptif et moteur, ne se donne pas d'emblée. Il est le fruit d'un travail descriptif précis. C’est lui qui nous permet de comprendre comment, par la vision, et le toucher, par l'engagement dans le spectacle du monde, nous éprouvons le sentiment de notre existence.
Comment s'engager dans ce travail d'analyse du complexe perceptif, par quel bout le prendre ? L’un des coins théoriques les plus efficaces que l’on puisse enfoncer dans la matière opaque du jeu est la question du corps. Elle consiste à mettre à jour la manière dont nous devenons corps dans le jeu vidéo.
Une conception naïve du corps du joueur nous montre, vu de l'extérieur, un corps  restreint, partiellement paralysé, dans lequel seuls sont mobilisés les yeux, la tête, le cou, les doigts, la main, le bras.  Ce corps presque immobile correspond à ce que Merleau-Ponty appelle le corps mécanique, celui que l’anatomie pourrait décrire. et qu'il oppose au corps phénoménal, c’est-à-dire au corps perçu.
Le corps phénoménal du jeu vidéo est lui bien différent : il se représente à la conscience du joueur non plus comme immobilisé mais comme pris dans un mouvement qu’il a lui-même provoqué. Son existence est étroitement liée à la capacité dont il se sentt doté de pouvoir courir, voler, sauter.
A ce point, on peut bien sûr se contenter de dire, en s’appuyant sur le bon sens, que le joueur ne court pas. Qu’il est assis sur sa chaise en train d’appuyer sur des touches et que le monde dans lequel il se projette est un monde d’image. Une fiction, une illusion. Ayant dit cela, on n’aura pas pour autant mieux compris le cas du paralytique qui court et qui saute .
Une illusion, d’accord, quelque chose qui trompe notre perception ou plutôt qui s’appuie sur une nouvelle combinaison de nos perceptions. Et c’est justement là que le bon sens ne suffit plus. Le bon sens perceptif, celui qui nous fait croire à la réalité de ce que nous voyons et ce que nous touchons, est perturbé.  Le joueur, ce personnage raisonnable, nous dit qu'il court, mélangeant ainsi deux types d'expériences du corps bien différentes, celle de courir soi-même et celle d'assister au spectacle d'une course. 
    La question de l'illusion doit être prise au sérieux. Y a-t-il quelque chose de propre à ce type de jeu qui détermine la conscience que le joueur se donne à lui-même d'être un être qui court, qui vole qui saute ? Le concept de « second degré » que l'on utilise pour caractériser toute attitude ludique, quel que soit le type de jeu, ne nous fournit qu'une explication partielle, de même que la « suspension volontaire d'incrédulité », propre à la réception de toute œuvre de fiction. Pour aller plus loin, il faut examiner la manière dont chaque type de jeu vidéo instrumentalise les perceptions du joueur.