mercredi 29 septembre 2004

au joueur d'Abe.

“ Prends la manette, faisons comme si tu étais Abe ”.  Abe, c'est la figurine qui t'est donnée à manipuler dans le jeu vidéo Oddworld.
Le voile de la fiction a été posé sur le monde. Comme à l'opéra, où tu oublies très vite les artifices du décor, ce voile fictionnel va te permettre d'accepter de masquer le système technique et le programme informatique.
Faisons comme si tu étais Abe : la figurine est dans tes mains. Et tu peux commencer à percevoir l'effet de tes gestes sur les déplacements d'Abe. Cette perception première, celle de tes gestes qui provoquent le mouvement de la figurine, ne la mésestime pas. Elle est est au fondement de ton être-au-monde dans le jeu, elle va te permettre de construire la croyance qui t'est nécessaire pour que les actions de la figurine t'apparaissent comme les résultats de tes propres actions. 
Observe ce qui se passe en toi.  Maintenant, tu ne disposes plus de l’ensemble de ton corps et de tes facultés, tu dois te restreindre à certains mouvements limités et focaliser ton attention sous une forme particulière. La plupart de tes gestes naturels sont rejetés par la machine et n'ont aucun sens pour la figurine. Il faut que tu apprennes, que tu t'habitues à utiliser correctement ces prothèses au départ fort peu pratiques.
Déjà tu as commencé à perdre ton épaisseur corporelle habituelle, tu as suspendu une partie de tes codes. Cette restriction  corporelle, tu l'as accepté sans même y penser, elle fait partie du contrat que tu viens de passer. Tu dois restructurer ton expérience sensorielle habituelle pour construire l’épaisseur corporelle de la figurine, ton personnage Abe.
Maintenant tes gestes te permettent de déplacer plus facilement la figurine. Tu commences à mieux ajuster le couplage de ton oeil et de ta main avec l'image ; tu intègres peu à peu les codes de commandes par touche et leurs combinaisons. Dès lors que tes manipulations sont plus précises, la figurine est devenue plus agile. La précision de tes gestes est ainsi tout de suite récompensée : le flux des évènements devient plus fluide, le spectacle du monde s'enrichit par tes doigts.
Ca roule. Tu as accepté d’orienter ton être-au-monde dans les cadres que te propose le programme.
A toi maintenant le travail patient de la répétition et de l’autocorrection, de l’auto-chronométrage, de la restructuration mémorielle qui va te permettre de conférer à la figurine une complète incarnation.
Te voilà dans la situation de l’apprenti jongleur, qui, sans relâche, et sous la conduite d’un entraîneur attentif, répète le même tour de main, cherche le meilleur enchaînement, perfectionne sa vigilance, affine ses perceptions. Continue, vas-y, exerce-toi.
Le contrat que tu as passé , tu le comprends mieux maintenant, est une sorte de petit contrat de travail de fiction, une mission pour de rire mais du temps passé pour de vrai, une tâche dérisoire et ironique mais qui demande néanmoins beaucoup d’effort, une certaine méthode et une très grande persévérance.


jeudi 19 août 2004

apprendre à voir

Parfois, je te pose des questions que tu ne comprends pas très bien, par exemple quand je t'interroge, à propos d'un jeu vidéo, sur ta vision. Je voulais ton regard, tu te dégages en disant : Voilà ce que je vois ! Et tu peux me décrire avec une grande minutie, les personnages, les objets, les décors et les évènements qui apparaissent dans le spectacle. Mais là, même si c'est intéressant, tu restes encore à la surface de l'analyse de ton expérience perceptive. Tu me décris le spectacle comme si tu le recevais de l'extérieur sans qu'aucune partie de toi ait été mobilisée pour y parvenir. Ce que tu oublies là, c'est le travail que tu as du faire pour inscrire ton regard dans le cadre perceptif offert. Et d'abord où étais-tu pour voir ? Et qu'as-tu du apprendre à faire pour voir ce que tu vois ?
Dans le monde ordinaire, les phénoménologues nous ont appris cela, regarder est loin d'être l'attitude passive qui consisterait à se faire bombarder de rayon lumineux. Regarder est un acte qui engage mon être, qui implique mon corps. Ma tête s'oriente dans une direction, un champ de vision s'établit, qui cadre une partie du monde et m'en cache une autre. Je tourne autour de l'objet pour le voir de l'autre côté, je marche pour m'en rapprocher et je transforme mon champ de vision en me déplaçant. Regarder est en même temps un acte de connaissance, qui met en jeu mon intelligence des affordances du monde et la mémoire que j'en ai.
C'est avec cette même attention phénoménale qu'il te faut examiner ce que c'est que regarder dans le monde artificiel d'un jeu vidéo. Il faut pour cela repérer les pré-construits qui organisent ta vision dans le jeu. Démonter les moteurs de ta vigilance. Rendre à ton oeil ses fonctions profondes, sa capacité à créer de l'espace, à découper le temps, à créer du rythme et de la continuité. 
Tu pourras alors saisir les particularités du regard que le jeu vidéo te fait momentanément adopter.
Bien sûr, en jouant, tu restes encore un être humain comme tous les jours, tu as les mêmes yeux, les mêmes bras, les mêmes jambes que d'habitude.  Et pourtant, ton regard est appareillé différemment. Les cadres corporels qui structurent ta vision ne sont pas agencés de la même manière. Ton être-au-monde s'est déplacé, tu ne connectes plus de la même manière le voir et le toucher, le regard et la mobilité. Tu penses et tu vies  le spectacle du monde au travers du corps pré-cadré que le game design t'offre d'endosser.